• 16/11/2022
  • Par binternet
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Karl Lagerfeld : sa dernière interview à ELLE<

« Choupette, il n’y en a pas deux comme elle. Vu l’extase qu’elle provoque chez tout le monde, on peut dire que c’est la Garbo des chats. » Karl Lagerfeld, il n’y en a pas deux comme lui. Personne d’autre pour se moquer ainsi du personnage qu’il a lui-même créé. « Je ris de moi-même parce que je me trouve gaga et gâteux, mais la Choupette est particulière. Elle parle trois langues. » Karl Lagerfeld jongle avec quatre langues, joue avec les mots. Ses aphorismes, « karlismes », font même l’objet d’un drôle de livre, « Le Monde selon Karl » (Flammarion), que Lagerfeld regarde avec l’air de celui à qui on ne la fait pas. « L’éditeur anglais a téléphoné pour demander comment on pouvait traduire l’expression “adieu Berthe”. Bye bye Berthe, c’est pas mal non ? » Karl la malice a réponse à tout avec esprit, et se livre avec une sincérité qui fait mouche et touche à la fois. Entre le moi et le jeu, le créateur parle de lui, mais surtout pas de lui. Tentative de traversée du miroir.

ELLE. En demandant aux gens qui vous connaissent ce qui les frappait d’abord chez vous, tous m’ont parlé de votre gentillesse, cela vous surprend ?Karl Lagerfeld. Quelle horreur ! Avec les gens qui me font des vacheries, je suis très méchant, je suis même champion, mais avec les autres, c’est vrai, je ne le suis pas. En revanche, n’étant pas catholique, je suis très revanchard.

ELLE. Cela vous est égal ce qu’on dit de vous ?Karl Lagerfeld. On peut dire de moi ce qu’on veut, pourvu que ce ne soit pas vrai. Je suis ma propre marionnette, un personnage de bande dessinée.

ELLE. Un personnage de film, même, dans le biopic sur Yves Saint Laurent dans lequel Nikolai Kinski, le fils de Klaus Kinski, joue votre rôle. Avez-vous donné votre avis ?Karl Lagerfeld. Non, comment il est celui-là ? Vous pouvez me le montrer sur votre computer ? Ah, il ne me ressemble pas, mais c’est acceptable comme choix. Il y a quelque temps, au « Petit Journal », on m’avait montré un autre acteur, qui faisait plus marseillais. Lui me va très bien. De toute façon, je m’en fous, je suis au-delà du bien et du mal, ce qui me donne une immense liberté pour couper les têtes. Et comme je ne suis pas trop malhabile avec les mots…

ELLE. Les mots sont plus importants que la mode ?Karl Lagerfeld. Les livres, c’est important, la photo, c’est important, les images, c’est important, et les trois ensemble, c’est d’une importance capitale. Mon métier, c’est ce mélange. J’adore les mots, et si je n’avais pas fait de la mode, j’aurais fait des études de langues, mais je suis bien trop fainéant. Mon père en parlait neuf, moi je n’en parle que quatre.

ELLE. Vous parlez beaucoup de votre mère, mais peu de votre père, pourquoi ?Karl Lagerfeld. Il était archi-sérieux, beaucoup plus gentil que ma mère, donc beaucoup moins drôle. Il me disait toujours : « Demande-moi ce que tu veux, mais pas devant ta mère. » C’était un homme d’affaires entièrement dans son truc. Il est né en 1880, a vécu plusieurs vies, en Chine, en Russie, à Caracas, c’était une autre époque. Je ne le voyais pas tellement, j’ai passé mon enfance à la campagne dans une liberté totale, mes parents étaient à Hambourg ou en voyage, mais je n’ai jamais eu l’impression qu’ils ne m’aimaient pas.

ELLE. Dans le chapitre « Elisabeth et moi », on découvre que votre mère était pourtant très dure avec vous…Karl Lagerfeld. Elle passait sa vie à me dire des horreurs. « Il faut que je voie le tapissier, tes narines sont trop grandes, il faut qu’on mette des rideaux. » Est-ce qu’on dit ça à un enfant ? J’adorais les chapeaux tyroliens, mais elle me disait : « Tu as l’air d’une vieille lesbienne ! »

ELLE. Ça ne vous faisait pas de la peine ?Karl Lagerfeld. Non, j’avais 8 ans, je ne savais pas ce que c’était.

Karl Lagerfeld : sa dernière interview à ELLE

ELLE. Vous ne parlez jamais de vos chagrins ou de vos blessures, pourquoi ?Karl Lagerfeld. Peut-être que je n’en ai pas connu tant que ça. Ou peut-être que j’ai une armure naturelle qui fait que les coups ne m’ont pas traversé. Ou alors ce n’est pas un sujet de conversation. J’adore l’idée que les gens se font de ma vie, la vérité n’est peut-être pas racontable.

ELLE. Y a-t-il un moment précis où vous avez décidé de vous inventer un personnage ?Karl Lagerfeld. Non pas de geste déplacé, cela s’est fait comme ça. Moi, je me trouve tout ce qu’il y a de plus normal, qu’est-ce que je porte de particulier ? Une cravate, une chemise, une veste, un jean.

ELLE. Comme Chaplin a inventé Charlot, Karl a inventé Lagerfeld ?Karl Lagerfeld. Mais moi je suis comme ça au naturel, Charlot c’était au cinéma. A propos, je viens de faire un film sur Chanel avec Géraldine Chaplin en Coco Chanel vieille, elle est à tomber de beauté. Et sans travaux de retouches. C’est ignoble, toutes ces femmes trafiquées, on a l’impression qu’elles ont échappé à des pare-brise qu’elles ont traversés au cours d’un accident de voiture.

ELLE. Quelles sont les femmes qui vous inspirent ?Karl Lagerfeld. No names, je ne veux vexer personne et surtout pas les femmes qui pensent être sur ma liste. Si, Jacqueline Chaban-Delmas, c’est ma voisine, j’adore ce genre de gueule. Caroline de Monaco, la femme idéale, si intelligente et vive. Charlotte est mignonne comme personne, ce n’est pas une question de beauté, je l’ai vue naître et, quand elle avait 14 ans, elle venait m’aider à ranger ma bibliothèque, elle est très calée.

ELLE. Qu’est-ce que l’élégance ?Karl Lagerfeld. Je suis navré, l’élégance naturelle est plus fréquente chez les paysannes éthiopiennes que sur les red carpets. L’usage qu’on fait de l’argent aujourd’hui est décourageant. Mais je prends mon époque comme elle est, si je commence à la critiquer, c’est moi qui deviens critiquable. En Allemagne, un sondage vient de me désigner comme l’Allemand le plus cool, je trouve ça dingue. Cool ? En Allemagne, je ne peux pas traverser la rue, je suis propriété du peuple ! Les gens me disent : on est allemand comme vous ! Ça va, il y a 80 millions d’Allemands ! Ils veulent me toucher, un monsieur de mon âge, ça ne se touche pas.

ELLE. On ne connaît pas votre âge, mais vous ne le faites pas.Karl Lagerfeld. Ce n’est pas ma nature de me laisser aller. La discipline m’est naturelle, je suis un prix de vertu sans mérite. Je dors sept heures chaque nuit, quelle que soit l’heure à laquelle je me couche. Je suis obligé de me lever, Choupette me saute sur la figure, elle veut son petit déjeuner. J’ai une vie très régulière mais aucune frustration, car je suis beaucoup sorti. J’ai eu plusieurs vies, mais je ne me vautre pas dans ce passé car je pense que ma vie actuelle correspond davantage à ma nature. Et l’autosatisfaction n’est pas ma satisfaction. Je suis né pas content et je pense que c’est très sain. Je vis très bien avec moi-même, c’est un ménage qui tient. La solitude est mon luxe.

ELLE. Avez-vous des amis ?Karl Lagerfeld. Il y a un mot que je n’aime pas, c’est famille, car je connais trop d’histoires de famille horribles. Les amis ? Je ne fais aucune hiérarchie sociale, c’est très bourgeois. Je parle à tout le monde de la même façon, je me méfi e juste des gens petits. C’est impardonnable pour un homme d’être petit. Ne sortez jamais avec un homme petit, il vous le fera payer. Je passe beaucoup de temps avec les gens avec qui je travaille, il y a forcément quelque chose de vrai dans nos rapports. Je ne suis le patron de personne, toutes les maisons pour lesquelles je travaille appartiennent à d’autres. Je n’ai pas d’employés, j’ai des gens qui m’aident parce que moi je suis nul. Je sais dessiner, lire, parler, et c’est tout. Ma mère me disait toujours : il ne faut rien savoir faire soi-même car cela vous oblige à faire l’effort d’avoir de l’argent pour que les autres le fassent pour vous. Moi, je suis vraiment nul. La cuisine s’arrête pour moi à l’ouverture du frigo.

ELLE. De toute façon, vous n’aimez pas manger, non ?Karl Lagerfeld. Je ne suis pas non plus pisse-vinaigre, je ne mange pas de sucre, pas de beurre, pas de fromage, de la viande une fois par semaine pour faire plaisir à mon médecin. Mais c’est divin, ma bouffe, je ne m’aperçois même pas de ce que je ne mange pas. L’odeur que je préfère est celle du pain grillé, mais je n’ai pas besoin de le manger. Regardez les touristes dans la rue, qu’est-ce qu’on voit comme hommes “enceints” ! Des messieurs habillés comme leur petit-fils, c’est de la viande avariée.

ELLE. Et c’est politiquement incorrect…Karl Lagerfeld. Pourquoi, le laisser-aller c’est correct ? Je ne me sens pas coupable de dire ça.

ELLE. La seule trace de culpabilité qu’on trouve chez vous, c’est la lecture, vous parlez du plaisir coupable de lire ?Karl Lagerfeld. Mais ce genre de culpabilité n’est pas puni, il ne rentre pas encore dans les lois Taubira non ? Je lis tout le temps. J’adore les journaux d’écrivains, même si la plupart sont écrits en vue de passer à la postérité. Catherine Pozzi, j’adore, Gide, je n’aime pas trop. Je vais vous dire une chose horrible, j’ai adoré les poèmes de Houellebecq. Ses romans, je ne les ai pas lus à fond, même s’il me décrivait dans l’un d’entre eux marchant sur les mains à une soirée, ce que je ne suis malheureusement pas capable de faire. Je n’aime pas trop son look, un nettoyage de peau ne serait pas du luxe.

ELLE. Vous ne lisez pas de romans contemporains ?Karl Lagerfeld. Le côté « L’été dernier, une femme dans une maison en Provence… », je n’aime pas beaucoup. Jean d’Ormesson, j’ai acheté son dernier livre parce que c’est un copain, Modiano, j’aime assez, parce que c’est court. J’ai mes mauvais goûts personnels, en littérature comme en tout.

ELLE. Le retour du grunge dans la mode, qu’en pensez-vous ?Karl Lagerfeld. Ça ne prouve pas un excès d’idées. C’est sans doute la suite de l’exposition sur le punk au Met. Aujourd’hui, il n’y a plus une mode comme à l’époque de Mary Quant et de la minijupe, il y a des modes… et ça se démode. Je ne suis contre rien, j’aime suivre les mouvements, les devancer même, car je tiens à ne pas être àla traîne. J’ai une vision assez optimiste et légère de la mode, je trouve que faire chier les gens en leur disant qu’on est un artiste tourmenté, ce n’est pas élégant. Les femmes achètent des vêtements pour être heureuses dedans, pas pour porter sur leurs épaules les drames des gens qui les font. L’alcoolisme de Saint Laurent ne rendait pas ses robes plus belles. Les couturiers effondrés comme des fleurs non arrosées dans des T-shirts sales, ce n’est pas mon truc.

ELLE. On voit de qui vous parlez…Karl Lagerfeld. Ah bon ? La mode est envahie de sentimentalisme. C’est la niaiserie contemporaine, les gens veulent jouer la sincérité. Dans le temps, les gens de la mode voulaient être mondains, aujourd’hui les duchesses, les salons, ça n’existe plus, alors, ils veulent faire de l’art. Une collègue me disait : « Dans mon monde, le monde de l’art ! », je lui ai répondu : « Ah bon, tu ne fais plus de robes ? »

ELLE. Les robes ne sont que des robes ?Karl Lagerfeld. C’est Diaghilev qui l’a dit le premier, ce ne sont que des costumes. Je ne suis pas un artiste, j’ai horreur des artistes autoproclamés, pire, des artistes maudits. Cette façon qu’ont certains de faire des robes très chères et de s’habiller comme des souillons. C’est une pose. Moi, je ne pose pas, je suis d’un naturel figé.

ELLE. Vous avez une élégance folle !Karl Lagerfeld. Je ne sais pas si le mot est juste, laissez ça au ministre de l’Agriculture.

ELLE. Dans sa préface aux « karlismes », Patrick Mauriès vous appelle « L’Irrégulier », en référence à la biographie de Chanel par Edmonde Charles-Roux, « L’Irrégulière »…Karl Lagerfeld. Ne me poussez pas à des plaisanteries douteuses… Irrégulier, c’est quelqu’un qui n’a pas ses règles ? Je suis flatté, je me trouve tellement banal. Pas par rapport aux autres, par rapport à moi. Peut mieux faire comme on dit à l’école ! Et je n’ai pas le bac, rien. J’aurais pu le passer, mais il fallait que j’attende d’avoir 18 ans, j’avais 16 ans, je n’ai pas voulu attendre. J’ai dit à mes parents : « Je pars faire de la mode à Paris », et ça a marché tout de suite.

ELLE. Votre mère a-t-elle assisté à l’un de vos défilés ?Karl Lagerfeld. Jamais. Elle disait : « Je ne vais pas chez les gens pour qui mon fils travaille. » De toute façon, à la fin de sa vie, elle n’aimait que Sonia Rykiel.

ELLE. Et votre père ?Karl Lagerfeld. Non, mais je n’allais pas non plus dans ses laiteries. J’ai grandi avec les vaches, j’aime les vaches et encore plus les vacheries. Je retiens ce que j’ai envie de retenir, le reste, je le gomme. Un jour, dans la rue, je rencontre quelqu’un qui me reproche : « Vous ne m’embrassez pas, vous êtes le parrain de mon fils ! » Je lui ai répondu : « Eh bien non, j’ai oublié que je vous connaissais si bien. » Je n’aime que le présent, que voulez-vous ?