Sous les stalagmites colorés qui décorent le plafond du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, à Genève, le micro de la délégation chinoise renvoie un discours aux consonances turques. L’homme qui s’exprime porte une cravate lit-de-vin et un badge un peu désuet, comme ceux qui permettent de pointer à l’usine. Après une courte présentation, Aierken Tuniyazi a tenu à répéter son texte en ouïgour, la langue couramment parlée dans la région dont il est vice-gouverneur, le Xinjiang. Le Xinjiang « est une région pluri-ethnique, où plusieurs religions coexistent, qui fait inséparablement partie de la Chine depuis des temps anciens », a-t-il affirmé en lisant ses notes derrière de petites lunettes rectangulaires. Quelle que soit leur culture, « ses habitants sont unis comme les graines d’une grenade », une formule inventée par Xi Jinping.
En ce mois de juin 2019, alors qu’Aierken Tuniyazi cherche à rassurer le monde sur le sort réservé au peuple ouïgour, un officiel chinois du Front uni pour le travail inaugure une école du soir dans le nord-est du pays. Cet établissement situé à Laixi, au nord de Qingdao, dans la province de Shandong, est financé par le conglomérat sud-coréen Taekwang. Il s’appelle l’école des graines de grenade, en référence à la citation célèbre de Xi Jinping. Le message vise en particulier les Ouïgours. Dans cette école construite loin de leur patrie, ils vont étudier le mandarin, chanter l’hymne national et recevoir une éducation patriotique, un peu comme dans les camps de rééducation du Xinjiang.
Ces musulmans de Chine n’ont pas choisi d’être ici. Ils ont été envoyés près de Qingdao par le gouvernement du Xinjiang et ne sont pas autorisés à rentrer chez eux pendant les vacances. Ils travaillent dans une usine entourée de tours de guets et de barbelés tournés vers l’intérieur, et vivent dans des bâtiments alignés non loin de là. Chaque année, ils assemblent quelque 8 millions de paires de Nike pour la société Taekwang, un sous-traitant du géant américain à la virgule. Depuis 30 ans, c’est l’une de ses plus grosses unités de production. En janvier 2020, près de 600 travailleurs originaires du Xinjiang étaient employés ici selon une enquête de l’Australian Strategic Policy Institute (ASPI) publiée le 1er mars 2020. Pour la plupart, ce sont des femmes en provenance des préfectures de Hotan et Kashgar, vues par Pékin comme des foyers d’ « extrémisme religieux ».
Laixi n’est qu’un exemple. L’ASPI a identifié 27 usines, situées dans neuf provinces chinoises, qui emploient les Ouïgours « dans des conditions qui ressemblent fortement à du travail forcé ». Depuis 2017, elle estime que 80 000 individus de cette minorité ont été déracinés pour être envoyés dans ce genre d’installations. Ces hommes et ces femmes fabriquent les produits de 83 grandes marques. La liste est longue comme les malheurs des Ouïgours (son intégralité est reproduite en fin d’article). Elle comprend Abercrombie & Fitch, Adidas, Alstom, Amazon, Apple, BMW, Dell, Fila, Google, H&M, HP, Huawei, Jack & Jones, Lacoste, Lenovo, LG, Microsoft, Nike, Nintendo, Nokia, The North Face, Puma, Samsung, Siemens, Sony, Tommy Hilfiger, Toshiba, Uniqlo, Victoria’s Secret, Volkswagen ou Zara.
Grâce à une série de fuites de documents publiés par la presse internationale, on savait que les Ouïgours étaient envoyés en camps de rééducation pour y être endoctrinés sinon torturés. Ils seraient ainsi plus d’un million à avoir disparu. L’ampleur de cette répression est telle que certains experts parlent de génocide culturel. Désormais, le reste du monde ne peut plus ignorer que certains produits qu’il possède ont été assemblés par les Ouïgours dans ces usines. Dans un rapport gouvernemental obtenu par la presse chinoise en 2019, il est indiqué que « ces employés doivent recevoir une éducation idéologique approfondie et rester au travail ». Et le système ne date pas de l’an dernier.
Les travailleurs de Laixi n’ont pas le droit de retourner chez eux, mais ils peuvent envoyer du courrier. En janvier 2018, un média de la province de Hotan a publié une lettre collective signée par 130 employés. Elle n’était pas destinée à leurs familles mais à la préfecture qui avait pris la décision de les expédier à l’autre bout du pays. Écrit en mandarin, le message remercie ces responsables pour leur choix. Ils étaient jadis pauvres, les voilà qui gagnent un salaire mensuel de 2 850 yuans (363 euros). Ces chiffres, pas plus que l’authenticité de la lettre, ne sont vérifiables. Mais on peut s’étonner que ces déracinés parlent de « la belle vie qui les attend », loin des dangers de l’ « extrémisme religieux » justement condamné par le pouvoir.
À en croire l’Australian Strategic Policy Institute (ASPI), cette politique de déplacements des travailleurs ouïgours a commencé « bien avant le système de camps de rééducation ». Intégré à la Chine dès le XVIIIe siècle, le Xinjiang a longtemps bénéficié d’une certaine autonomie, à la faveur de l’éloignement de Pékin. Dans les années 1950, le pouvoir communiste a commencé par engager une politique de peuplement de certaines zones riches en hydrocarbures, en ressources minérales et en terres agricoles. Les Han (l’ethnie majoritaire en Chine) se sont ainsi mis à truster les postes de pouvoir, où la part des minorités n’était plus que de 28,8 % en 1990. Dans une Chine en pleine transition vers l’économie de marché, les Ouïgours ont alors cherché à réaffirmer leur identité. Quelques-uns ont emprunté la voix du terrorisme, ce qui a poussé Pékin, en retour, à faire taire non seulement toute dissidence, mais aussi à écraser les cultures minoritaires.
Dans les années 2000, le régime s’est mis à transférer des travailleurs ouïgours aux quatre coins du pays, les livrant à toute une série de discriminations. En 2009, cette initiative a été freinée par de violents affrontements entre des employés ouïgours et hans d’une usine du Guangdong, qui ont entraîné un soulèvement à Ürümqi, la capitale du Xinjiang. À compter de cette date, le gouvernement a organisé de grandes conférences pour fournir une aide humanitaire au Xinjiang. Des fonds ont ainsi été mobilisés et il a été demandé à d’autres provinces d’engager des travailleurs de cette région relativement pauvre, ce qui avait l’avantage stratégique non négligeable de diluer la culture ouïgoure.
Après de nouvelles violences en 2017, des camps de détention ont été mis en place et le « plan humanitaire » pour le Xinjiang est devenu une priorité à Pékin. Dans les deux cas, les Ouïgours sont en fait mis au travail et « rééduqués » selon la culture du Parti. Cette année-là, Tim Cook a visité l’usine d’un de ses sous-traitants, O-Film, à Guangzhou. Selon un communiqué de presse depuis supprimé, le patron d’Apple a félicité l’entreprise pour « son approche humaine envers les employés », qui pouvaient selon lui « croître dans l’entreprise et vivre heureux ». O-Film venait de recevoir 700 travailleurs ouïgours fin avril.
Au total, en 2017, 20 859 travailleurs ont été envoyés dans d’autres provinces. Ce chiffre a grimpé à 28 000 en 2018 puis à 32 000 l’année suivante, si bien qu’environ 80 000 personnes auraient été soumises à ces déplacements en trois ans. Certains se sont retrouvés dans l’usine Taekwang de Laixi, tandis que d’autres étaient engagés par Hao Yuanpeng Clothing, un sous-traitant d’Adidas et Fila. Du point de vue du pouvoir, cette politique est un succès en ce qu’elle a fourni pas loin d’un million d’emplois au sein de 4 400 entreprises.
Sur Internet, une publicité de février 2019 proposait des ouvriers ouïgours « qualifiés, sûrs et de confiance » à transférer dans dix provinces différentes. Une autre proposait un millier de travailleurs, âgés de 16 à 18 ans, en listant certains « avantages des travailleurs du Xinjiang » comme « management semi-militaire » et « durs à la tâche ». Il suffisait d’après l’annonce de signer le contrat pour recevoir ce personnel, présent 24 h sur 24 sur le site en 15 jours. « Nous nous engageons à respecter les normes internationales de travail dans le monde », a indiqué un porte-parole de Nike. D’après lui, les fournisseurs « ont interdiction d’utiliser du travail en prison ou forcé ». Apple dit aussi faire en sorte que « tout le monde soit traité avec dignité sur la chaîne de production », tandis que Volkswagen nie avoir recourt aux fournisseurs cités par l’Australian Strategic Policy Institute (ASPI).
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Les 83 marques citées par le rapport de l’Australian Strategic Policy Institute (ASPI) sont : Abercrombie & Fitch, Acer, Adidas, Alstom, Amazon, Apple, ASUS, BAIC Motor, BMW, Bombardier, Bosch, BYD, Calvin Klein, Candy, Carter’s, Cerruti 1881, Changan Automobile, Cisco, CRRC, Dell, Electrolux, Fila, Founder Group, GAC Group (automobiles), Gap, Geely Auto, General Motors, Google, Goertek, H&M, Haier, Hart Schaffner Marx, Hisense, Hitachi, HP, HTC, Huawei, iFlyTek, Jack & Jones, Jaguar, Japan Display Inc., L.L.Bean, Lacoste, Land Rover, Lenovo, LG, Li-Ning, Mayor, Meizu, Mercedes-Benz, MG, Microsoft, Mitsubishi, Mitsumi, Nike, Nintendo, Nokia, The North Face, Oculus, Oppo, Panasonic, Polo Ralph Lauren, Puma, Roewe, SAIC Motor, Samsung, SGMW, Sharp, Siemens, Skechers, Sony, TDK, Tommy Hilfiger, Toshiba, Tsinghua Tongfang, Uniqlo, Victoria’s Secret, Vivo, Volkswagen, Xiaomi, Zara, Zegna, ZTE.
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