• 17/08/2022
  • Par binternet
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Stéphane Corréard, Les galeries d’art face au Covid : entretien avec Stéphane Corréard - La Règle du Jeu - Littérature, Philosophie, Politique, Arts<

Cet hiver, alors que les musées et les centres d’art étaient fermés suite aux mesures anti-Covid, les galeries ont compté parmi les derniers îlots de culture encore accessibles pendant la pandémie. Du fait de ces circonstances, elles ont accueilli un nouveau public, souvent plus jeune. Cependant, jugées « commerces non essentiels » lors du troisième confinement, elles ont alors dû elles aussi fermer leurs portes.

Aujourd’hui, une galerie sur trois risquerait de ne jamais rouvrir[1]. Sachant également que 90% des artistes dépendent directement de leur galerie pour vivre, la crise sanitaire menacerait ainsi l’intégralité du monde de la création contemporaine[2].

Qu’on fait les galeries ? Quels moyens ont-elles trouvés, quelles stratégies ont-elles déployées pour continuer à travailler ? Comment les confinements ont-ils influé sur la production des artistes ?

A l’approche de la réouverture des commerces annoncée pour le 19 mai, cinq galeristes parisiens et un artiste reviennent sur cette année de pandémie.

Stéphane Corréard, acteur militant et engagé de l’art contemporain en France, refuse de subir la crise. Il nous parle des actions qu’il mène depuis un an, comme la transformation de sa galerie – Lœve&co – enlibrairie lors de ce troisième confinement. Il nous transmet avant tout son amour des artistes et nous offre une vision de l’art à 360°.


Anne-Claire Onillon : Stéphane Corréard, vous êtes critique d’art, commissaire d’exposition, galeriste et collectionneur. Vous avez été directeur du Salon de Montrouge et vous dirigez la foire Galeristes. Vous semblez être un hyperactif de l’art ! Comment avez-vous vécu cette année de pandémie et ses restrictions ?

Stéphane Corréard : J’essaie d’être utile. Ce qui m’intéresse, c’est l’art et les artistes. Donc je tente toujours de trouver des manières de les aider, de les accompagner. Depuis un an, nous vivons un moment particulier – particulier pour moi, et aussi pour Galeristes, puisque nous ne savions pas si nous allions être autorisés à recevoir du public au moment où la foire devait se tenir, au mois d’octobre dernier. Finalement, nous avons réussi à passer dans un trou de souris, et cela a été un moment merveilleux. Tout le monde nous disait : « C’est formidable que vous soyez là ! On est ravis de voir des œuvres et de pouvoir discuter avec des galeristes, avec des gens du milieu ! » C’était bon pour notre ego, mais surtout cela nous a permis de mesurer à quel point les échanges sont centraux dans le monde de l’art. En ce qui concerne mes activités de galeriste, mon ami Hervé Loevenbruck et moi-même avons ouvert une galerie rue des Beaux-Arts il y a deux ans, et une deuxième au mois de décembre dernier. Nous avons été contraints de fermer une première fois pendant le premier confinement. À ce moment-là, nous avons mis sur pied un programme virtuel : une exposition hebdomadaire durant laquelle, chaque jour, à 10 heures du matin, nous proposons une œuvre à la vente, autour d’un thème qui change toutes les semaines. Pour chaque œuvre présentée, nous éditons un mini-catalogue sous forme d’un PDF d’une trentaine de pages – un travail assez considérable sur l’histoire de l’art. Voilà ce que nous avons fait pendant le premier confinement. Et puis, avec le troisième confinement, qui a de nouveau obligé les galeries à fermer leurs portes, nous nous sommes demandé ce que nous pouvions imaginer pour rester ouverts, et surtout pour garder le contact et continuer à parler d’art avec le public. Alors nous nous sommes transformés en librairie, puisque les librairies, entre-temps, étaient devenues des commerces essentiels et avaient donc le droit de rester ouvertes : en quarante-huit heures, nous avons changé notre Kbis, nous sommes devenus libraires et avons donc pu rester ouverts ! Chaque jour, nous présentons un livre sur les réseaux sociaux. Nous réalisons également des expositions et des projets autour des livres et des artistes qui travaillent sur les livres, et sur tous les rapports qu’il peut y avoir entre l’art et les livres.

Vous avez été extrêmement réactifs ! C’est comme si cette période vous stimulait.

Les contraintes stimulent toujours. Nous avons essayé de nous rendre utiles. Nous aimons bien faire des choses avec les artistes et discuter avec le public, et cela peut revêtir différentes formes. Il est vrai que je suis dans ce milieu depuis presque trente ans et que j’y ai exercé des fonctions extrêmement diverses : dans les galeries, dans les salles de vente, dans les médias, comme critique d’art, comme collectionneur… J’ai une expérience à 360 degrés. Cela me permet peut-être plus facilement que d’autres d’être agile et d’inventer, en fonction des circonstances, de nouveaux modes de diffusion de l’art. Et puis, par tempérament, je cherche toujours à inventer plutôt que de me lamenter. Lorsque nous avons dû fermer au moment du premier confinement et que tous nos projets se sont trouvés interrompus, reportés – comme tout le monde –, nous avons décidé d’être actifs plutôt que d’attendre passivement et de dépendre d’un calendrier extérieur. C’est ainsi que nous avons débuté ces expositions virtuelles hebdomadaires, toujours assorties d’un titre, d’un thème, d’un texte, comme n’importe quelle exposition – mais nous, nous changeons de thème toutes les semaines. Cela nous a permis non seulement de réaliser un certain nombre de projets que nous avions prévu de faire « physiquement » dans la galerie, mais aussi d’en inventer d’autres et de faire un voyage assez surprenant dans l’histoire de l’art. Une semaine peut être consacrée à un mouvement – comme le surréalisme, la figuration narrative, ou Supports/Surfaces – et une autre semaine à une personnalité, parfois à un critique d’art. Ou alors on peut rendre hommage à un galeriste : cette semaine, par exemple, nous rendons hommage à Alexandre Iolas, grand galeriste des années 1950/60/70. La thématique peut porter sur une typologie – par exemple des dessins d’écrivains, le geste… Nous avons déjà traité 53 thèmes – donc 53 expositions, et 53 semaines. Bien sûr, nous avons conscience que nous perdons le contact physique avec l’œuvre « en vrai » ; mais d’un autre côté, on y gagne aussi beaucoup, parce que finalement cela m’a permis d’exercer mon métier de manière peut-être encore plus intense qu’avant. D’abord, j’ai monté plus d’expositions : 53 en un an, avec à chaque fois cinq artistes, ce qui fait donc 265 œuvres d’au moins 150 artistes différents ! Cela m’a permis d’exprimer tout mon amour pour l’art et pour une grande diversité d’artistes. Je suis un boulimique, et un cœur d’artichaut artistique ! Et puis, à chaque fois, j’ai dû écrire un texte – car c’est moi qui produis tous les textes –, donc cela m’a obligé à faire des recherches pour chaque œuvre. Et comme j’essayais de resituer cette œuvre dans le parcours de l’artiste, j’ai donc également fait des recherches sur l’artiste. Ainsi, j’ai découvert et appris beaucoup de choses sur les œuvres, ce qui est formidable ; car en temps normal, je n’avais pas ou ne prenais pas toujours le temps de faire cela. D’habitude, un tableau arrive, on essaie de le vendre, il repart – on n’a pas toujours le temps de faire ces recherches (bibliographiques, historiques, etc.) et de les communiquer au public. Tandis que maintenant, chaque jour, un PDF de 20 à 30 pages accompagne l’œuvre qui est présentée – et ce n’est pas un texte « anonyme » : c’est moi qui l’écris, avec mon ton et ma manière de regarder les choses. Nous avons été vraiment surpris du succès de ce programme. Certaines personnes enregistrent tous ces PDF et se constituent une véritable bibliothèque, puisqu’avec 265 œuvres et à raison de 20 pages par œuvre, nous avons déjà produit 5000 pages sur l’art, avec des photos d’archives, des textes de critiques, et toujours également un texte d’un critique du passé : c’est une masse d’informations phénoménale ! Un grand patron du CAC 40, qui nous aime bien et qui nous suit, m’a dit qu’il « obligeait » son assistante à lire notre PDF quotidien, comme pour suivre une formation accélérée en histoire de l’art ! De fait, nous avons une audience considérable : plusieurs centaines de personnes lisent nos PDF tous les jours ! Jamais nous ne pourrions avoir un tel public dans la galerie, sans compter que dans la galerie, souvent ce n’est pas moi qui accueille les gens. Donc, même s’il est vrai qu’on perd le lien physique, on gagne énormément, parce qu’on peut dire davantage de choses à plus de gens, on peut aller plus loin, approfondir et créer des liens avec le public. Je crois que dans une situation de contrainte imposée, il faut toujours se demander ce qu’on peut faire pour en tirer parti et travailler mieux. Et nous en avons tellement tiré parti, cela a si bien marché que nous avons ouvert une deuxième boutique dans la rue, qui s’appelle « Love and Collect » et qui est dédiée à ce programme virtuel spécifique. Nous avons conçu cet espace sur le modèle du « click and mortar » des débuts d’Internet, c’est-à-dire un mixte de virtuel et de réel. Toutes les œuvres de la semaine sont donc présentées physiquement au 8 rue des Beaux-Arts. Ceux qui qui habitent Paris ou qui ont la possibilité de passer à la galerie peuvent les voir – et découvrir d’autres choses. Nous avons essayé de créer un cercle vertueux à partir des contraintes qui nous étaient imposées.

Pensez-vous que l’accès virtuel à l’œuvre, qui s’est encore développé avec la crise sanitaire et les confinements, peut vraiment transformer le rapport du public à l’œuvre ?

Stéphane Corréard, Les galeries d’art face au Covid : entretien avec Stéphane Corréard - La Règle du Jeu - Littérature, Philosophie, Politique, Arts

Absolument. J’ai d’ailleurs été frappé, durant le premier confinement, par l’article d’un historien d’art dans Libération, qui rappelait que, jusqu’au XIXe siècle, les historiens d’art écrivaient beaucoup sur des œuvres qu’ils n’avaient jamais vues. D’abord, à l’époque on voyageait moins ; ensuite, les œuvres étaient davantage dans des collections privées. Donc très souvent, les historiens d’art du passé n’avaient vu qu’un ou deux tableaux d’un artiste ; ils ne connaissaient le reste de son œuvre que par des gravures d’interprétation, par des textes plus anciens qui en faisaient état, etc. Il y a toute une histoire de l’appréhension des œuvres autrement que par le contact physique. Et de fait, ce que la pandémie et les confinements ont mis en lumière, c’est qu’aujourd’hui, avec le numérique mais aussi avec les livres, on a finalement beaucoup plus de contacts – virtuels – avec les œuvres que ce qu’on imaginait. Pour avoir travaillé dans des maisons de vente pendant plusieurs années, je peux témoigner que 90 % des gens qui achètent des œuvres ne les ont jamais vues physiquement ! Ils sont à l’autre bout du monde, ils demandent des rapports de condition, ils voient des images haute définition, etc., mais ils n’ont jamais vu ces œuvres « en vrai » – et cela ne les dérange pas. Ils voient d’autres œuvres physiquement à d’autres moments : ils voient chez eux celles qu’ils possèdent, ils en voient dans des expositions, dans des ateliers… Donc déjà avant la pandémie, il y avait une sorte de mixte. Comme l’a dit le grand marchand de Turner dans un entretien accordé au Monde : « Finalement, c’est comme pour la musique. » En effet, nous allons à des concerts, mais nous écoutons aussi des disques et de la musique à la radio. Parfois, on découvre un artiste à la radio, puis on achète ses disques et on va l’écouter en concert ; d’autres fois, on découvre un artiste en concert, puis on va acheter ses disques – il n’y a pas de règle, et je pense que cela vaut pour la peinture et l’art en général. Prenons l’exemple d’un artiste que je connais très bien, comme Jürg Kreienbühl, que je suis depuis des années, que j’expose et dont j’ai vu des centaines de tableaux : si demain je vois sur Internet une image d’un tableau de lui, je peux me faire une opinion et même l’acheter sans le voir physiquement. À l’autre bout du spectre, il est vrai que parfois, sur Instagram, comme tout le monde, je vais découvrir un artiste que je ne connais absolument pas. S’il retient mon attention, je vais chercher d’autres œuvres de lui sur Google ; ensuite je vais peut-être lui acheter une œuvre à distance, et lorsque je la recevrai je la verrai enfin physiquement. Il y a une fluidité dans les rapports avec l’œuvre que des périodes de ralentissement et de transformation comme celle que nous traversons du fait de la pandémie nous obligent à reconnaître et à prendre en considération.

Vous êtes en étroite relation avec les artistes : comment vivent-ils cette période ? Comment réagissent-ils ?

Au départ, nombreux sont les artistes qui ont dit qu’étant par nature des gens qui travaillent seuls, ils étaient en quelque sorte « naturellement confinés », même hors pandémie, et que finalement, cette crise sanitaire leur donnait l’opportunité de prendre un peu plus de temps. J’aime rappeler que jusqu’en 1950, les artistes ne faisaient pas d’expositions ; ils travaillaient dans leur atelier, puis, une fois qu’ils avaient produit un certain nombre d’œuvres et que leur marchand les leur achetait, alors seulement, peut-être, il y avait une exposition. Le monde de l’art n’était pas du tout centré autour des expositions. Aujourd’hui – depuis les années 1960 –, la forme exposition est hypertrophiée. Cela a commencé avec Duchamp et la manière dont la monstration de l’œuvre a revêtu une importance théorique, jusqu’à devenir de l’art en soi. Mais cela a pris des proportions exagérées : les artistes s’investissent tellement dans les expositions que parfois ils n’ont même plus le temps de travailler ! Lorsque je vais dans les ateliers des artistes que je connais, je constate qu’une exposition personnelle d’un peu d’envergure demande un ou deux mois de travail : rassembler les œuvres, donner les images, faire les textes, accorder des interviews, organiser la publication, la médiation, la préparation des œuvres, l’accrochage, le vernissage… Au point que lorsqu’on voit un artiste qui fait dix, vingt, trente expositions par an, on se demande quand est-ce qu’il lui reste du temps pour travailler ! Peut-être que la crise sanitaire nous a obligés à nous recentrer sur le travail artistique lui-même, ce qui n’est pas un mal.

La plupart des artistes ont éprouvé, comme tout le monde, le pénible sentiment d’être prisonniers d’un calendrier qui ne nous appartient pas. C’est bien sûr très frustrant pour tous de devoir surseoir à des expositions, à des publications, etc. Mais je pense qu’il faut inventer un autre modèle de financement de la production des artistes. Pour moi, le marché de l’art n’a qu’un seul intérêt : permettre aux artistes de travailler. Tout le reste, c’est de la spéculation. Reste ensuite à savoir si le marché est assez agile pour ne pas se recentrer sur lui-même au point que les galeries ne vivent, comme en ce moment, que des subsides qui leur sont accordés à droite et à gauche, et que les artistes ont des aides misérables – les aides du CNAP, par exemple, c’est 1000 euros par mois… Ce sont souvent des personnes en situation précaire, qui ont un statut d’auto-entrepreneur ou pas de contrat. Certains amis artistes m’ont dit : « Je paie mon assistant à l’année, selon un temps de travail mutualisé en fonction des projets. Je ne vais pas lui dire : désolé, là c’est la pandémie ! » Beaucoup d’artistes ont essayé non seulement de maintenir leur activité, mais aussi de continuer à assumer leurs responsabilités vis-à-vis des autres. Ils ont été très surpris et peinés de constater que souvent, leur galerie ne voulait pas du tout entendre parler de cet aspect-là. Lorsque je leur demandais comment ils s’en sortaient pour payer les frais de leurs ateliers et rémunérer leurs assistants, ils me disaient qu’étrangement, leur galeriste ne leur posait même pas la question ! Je crois qu’on a peut-être perdu la notion du temps long, qui est le temps de l’art et qui nécessite d’apporter un soutien aux artistes pour leur permettre de « passer les bosses », comme on dit.

Quel artiste passé ou contemporain pourrait, selon vous, être représentatif de l’époque que nous vivons ?

Dans nos programmes d’expositions virtuelles, nous avons parfois touché un peu l’actualité. Lorsque le premier couvre-feu a été décrété – « couvre-feu » : une expression tout de même terrible, qu’on n’avait plus entendue depuis la guerre –, nous avons choisi pour thème : « Couvre-feu toi-même », autour des artistes qui utilisaient l’image de la guerre, etc. Je crois que c’est la seule semaine où nous n’avons rien vendu, comme s’il y avait une espèce de rejet – peut-être était-ce trop tôt pour en jouer. L’idée de s’amuser de la situation ne veut pourtant pas dire qu’on n’a pas aussi des angoisses et des difficultés ; mais on se dit que c’est une forme qui évolue et avec laquelle on peut s’amuser. Parmi les expositions que nous avions prévues et que nous avons dû repousser, il y avait celle de Jürg Kreienbühl, un artiste suisse bâlois qui est arrivé à Paris avec une bourse en 1955. Il avait 23 ans et il a débarqué à Saint-Germain-des-Prés, rue de Buci, à l’époque des zazous, du Tabou et de la peinture abstraite au kilomètre, qui se vendait alors très, très bien. Jürg Kreienbühl, qui était un peintre réaliste, intéressé par les questions sociales, etc., a été atterré. Il a alors pris un vélo et il a essayé de chercher d’autres endroits où il se passait des choses différentes. Très vite, il a découvert les bidonvilles de la banlieue parisienne, notamment autour de Nanterre et des Hauts-de-Seine, et il s’est installé là-bas pendant vingt ans. Il a peint ces endroits et leurs habitants sur le motif, puisqu’il vivait là et qu’il peignait uniquement sur le motif. Nous avions donc prévu de faire cette exposition, et puis le confinement est survenu. Finalement, nous l’avons quand même faite. Je me demandais si les gens allaient vraiment avoir envie de voir cela : des bidonvilles, des gens enfermés à l’intérieur de leurs caravanes… L’exposition a été un incroyable succès, on n’avait jamais vu ça : le samedi, 300/400 personnes venaient à la galerie, ce qui est énorme pour une galerie de 25 m2 ! Nous avons essayé d’être généreux, il y avait une vingtaine ou une trentaine d’œuvres, mais c’est quand même une petite galerie. Il y a eu énormément de presse, beaucoup de romanciers ont écrit sur ce travail ou s’en sont emparés. J’ai été très frappé de voir à quel point les œuvres d’un artiste pouvaient résonner – pas directement, puisque ses travaux ne portaient bien sûr pas directement sur la pandémie ou le confinement – avec l’actualité et, plus largement, avec l’évolution de nos sociétés depuis cinquante ans. Philippe Degan a écrit dans Le Monde : « Si vous voulez comprendre la France d’aujourd’hui, regardez la peinture de Kreienbühl d’il y a cinquante ans. » En effet, Kreienbühl a peint la réalité sociale qui a accompagné la transformation de la France depuis cinquante ans. Il a notamment peint des travailleurs immigrés qui habitaient dans des bidonvilles et qui étaient là pour construire les barres HLM que l’on voit dans ses tableaux : ces gens habitaient dans les bidonvilles, ils construisaient ces barres HLM, ensuite on détruisait les bidonvilles et ils allaient habiter dans ces barres HLM… L’exposition montrait très bien comment tout un système complètement fou de déshumanisation s’était mis en place, parce que Kreienbühl a dépeint cela sans misérabilisme, mais d’une manière très lucide. On voyait que dans ces bidonvilles, il régnait évidemment une très grande pauvreté, mais en même temps aussi une profonde humanité, qui s’exprimait aussi bien dans les relations entre les gens que dans la relation des gens avec leur environnement. Je pense à certains tableaux qui m’ont toujours frappé, par exemple ceux qui représentent une ancienne prostituée qui habite avec sa fille et son compagnon dans une misérable caravane, mais aussi d’autres tableaux que Kreienbühl a peints l’été et où les personnages sont en train de prendre l’apéritif à l’extérieur, assis dans des fauteuils défoncés et avec un parasol – cela pourrait être Saint-Tropez… Finalement, si dans les barres HLM, ces cages à lapins, il y a l’eau courante et le chauffage central, on ne peut pas s’installer dans une chaise longue sous un parasol à l’extérieur, alors que dans les bidonvilles, au moins, le lien avec l’extérieur était beaucoup plus direct. Je pense que si l’exposition a eu un tel succès auprès du public à ce moment-là, c’est aussi parce que cela résonnait avec des questions que les gens se posent sur les options de vie : tous ceux qui, aujourd’hui, envisagent de déménager voudraient un petit balcon ou un bout de jardin, ils ne veulent plus vivre sans aucun contact avec l’extérieur.

Est-ce que vous pensez qu’il y aura un art d’après-Covid, comme il y a un art d’après-guerre, par exemple ?

Bien sûr. C’est d’ailleurs ce qui nous a poussés, un mois après le premier confinement, à créer notre programme d’exposition virtuelle. Nous avons compris que nous devions nous projeter dans quelque chose de nouveau, plutôt que de nous demander quand est-ce que cela allait repartir comme avant – parce que cela ne repartira jamais comme avant. J’ai pris conscience de cela d’une façon très élémentaire en écoutant les informations. En entendant : « c’est la première fois depuis 1910 », « c’est la première fois depuis 1914 », « c’est la première fois depuis 1945 », « c’est la première fois depuis 1968 », j’ai très vite compris que cette pandémie allait devenir un marqueur aussi fort que ceux-là, aussi fort que 1910, que 1914, que 1945 ou que 1968. Je pense que pendant un siècle, on dira : « C’est la première fois depuis 2020 qu’il se passe ceci. » Que va-t-il se passer après le Covid ? Peut-être, comme le prédisent certains, y aura-t-il une accélération de l’histoire et que des crises vont se succéder, des crises de différentes natures mais finalement continuelles, une crise perpétuelle – j’espère que non. En tout cas, cela aura constitué une très forte rupture, et cette rupture aura évidemment des répercussions dans l’art, car l’art n’est pas une bulle coupée du monde. Je pense donc que certaines pratiques du monde de l’art vont évoluer radicalement. Il y a quelques mois, j’ai écrit un texte dans Libération pour essayer d’imaginer ce que pourrait être, non pas l’art, mais le monde de l’art post-Covid. Est-il raisonnable d’aller à Miami ou à Hong-Kong pour voir les mêmes œuvres et rencontrer les mêmes personnes ? se demande-t-on. Évidemment non, tout cela n’a plus de sens. Voyager aussi souvent qu’avant, et parfois pour des motifs aussi futiles, c’est terminé. Alors, si je ne peux plus faire cinq mille kilomètres pour aller voir quelque chose qui m’intéresse, que puis-je aller voir dans les dix kilomètres autour de chez moi ? À la faveur de cette crise, beaucoup ont réalisé que l’écosystème artistique que l’on a autour de soi est capital : en tant que collectionneur ou en tant que visiteur, je suis responsable des galeries qui sont autour de moi, des artistes qui sont autour de moi. Cette responsabilité dont les gens, et notamment les collectionneurs, se sentent investis par rapport au milieu, était très palpable aux Galeristes, en octobre dernier. Tous les collectionneurs que j’y ai croisés me disaient : « J’ai acheté, j’ai acheté ! » – avec l’air de dire : « J’ai fait mon job ! » Il est vrai que si les collectionneurs arrêtent d’acheter, cela va devenir compliqué pour les artistes et pour les galeries.

Donc oui : je pense que des choses vont changer dans le monde de l’art. Et, mécaniquement, l’art lui-même va changer aussi. La mondialisation effrénée de la consommation de l’art a créé une forme d’art qui lui correspondait : gigantesque, faite pour des biennales et pour impressionner un certain public, qui était lui-même dans une consommation effrénée de nouveauté. Je pense et j’espère que ces changements vont donner leur chance à des artistes qui ne sont pas dans la répétition du logo, pas dans la course au spectaculaire et au gigantisme, mais qui sont peut-être sur un autre mode.

Y a-t-il un artiste en particulier qu’il vous semble important de montrer aujourd’hui, et que vous aimeriez présenter ?

Comme nous sommes aussi devenus une librairie, j’ai envie de montrer Jean-Michel Alberola, un artiste que j’aime beaucoup et avec lequel nous avons déjà réalisé un projet autour de la Beat Generation. C’est un peintre, tout jeune retraité des Beaux-Arts de Paris où il a été pendant longtemps un professeur important. Jean-Michel Alberola est quelqu’un de très profond, qui ne fait rien par calcul ni par effet de carrière, mais uniquement des choses qu’il considère importantes et qui lui tiennent à cœur. Il vit dans un rapport à l’écosystème qui me paraît extrêmement sain. Il a un atelier de lithographie et y travaille beaucoup sur des œuvres imprimées et leur diffusion à bas coût. Il y a deux ans, il a notamment fait une magnifique exposition au centre Vivant-Denon, au Louvre, sur les lectures de Walter Benjamin ; et actuellement, il est en train de travailler sur Kafka, pour une exposition à Berlin. L’exposition qu’il avait faite au Louvre était justement une exposition de livres, puisqu’il se trouve que Walter Benjamin a tenu une liste de tous les livres qu’il lisait. Jean-Michel Alberola a recherché et retrouvé les éditions d’époque de tous les livres que Walter Benjamin a lus durant la dernière année de sa vie – qui sont vraisemblablement les éditions dans lesquelles il les a lus – et il a dressé une espèce de portrait de cet homme à partir de sa bibliothèque. Je trouve que c’est une assez belle image d’un voyage mental, et qui a une forte résonance dans la période que nous traversons aujourd’hui.

Dans la crise à laquelle nous sommes confrontés, vous semblez vous être investi d’une responsabilité encore plus grande…

Je pense nous sommes dans un moment où il faut vraiment se dire que nous sommes responsables du monde de l’art que nous fabriquons. C’est aussi pour cela que la question de l’impact écologique, par exemple, devient tellement centrale. Ce sont des questions complexes, mais il est très sain de se dire qu’il y a une relation directe entre nos comportements et le monde dans lequel nous évoluons, parce que ce n’est pas un monde qui nous est imposé de l’extérieur, c’est un monde que nous fabriquons de l’intérieur. Dans cette perspective, des artistes aussi profonds et humains que Jean-Michel Alberola sont, je trouve, d’excellents exemples à mettre en avant en ce moment.


Galerie Loeve&Co, 15 Rue des Beaux Arts, 75006 Paris

https://www.loeveandco.com/

[1] Museum tv18/05/2020

[2] Connaissance des arts du 14 janvier 2021

Thèmes Art Contemporain Covid Galeries Stéphane Corréard