• 04/06/2022
  • Par binternet
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La Bataille de Versailles : la nuit où les créateurs américains et français se sont affrontés<

28 novembre 1973. À Versailles, le thermomètre s’approche dangereusement du 0 degré. Dans l’illustre château français, l’agitation règne. Dans chaque recoin de l’ancien palais royal, des hommes et des femmes courent de droite à gauche, jetant des coups d’œil discret à leur montre. Des mains agiles étalent des mètres de tissus, coupes directement dans la matière et habillent délicatement les corps de mannequins. Partout, des sacs de rangement semblent cacher des vêtements précieux, surveillés de près ou de loin par des regards inquiets. Dans quelques heures, ces petites mains dévoileront le fruit de leur travail dans l’un des moments de mode les plus culte de l’histoire : la bataille de Versailles.

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Un concours pour sauver Versailles

Résidence des rois de France de 1682 à 1789, en novembre 1973, le château de Versailles n’a pas bonne mine. Plus de 63 000 mètres carrés nécessitent d’être rénovés, mais les fonds manquent. Gerald Van der Kemp, conservateur en chef, cherche à tout prix des mécènes disposés à apporter leur soutien financier. Le mot s’ébruite jusqu’à l’autre côté de l’Atlantique. Ayant eu mot du problème, Eleanor Lambert, fondatrice de la Fashion Week de New York et du Met Gala, imagine alors une soirée qui pourrait servir ses intérêts et ceux de Gerald Van der Kemp. Cette influente attachée de presse en a assez de voir les créateurs américains rabaissés face aux couturiers français. Elle qui entretient des liens étroits avec une nouvelle génération de designers prometteurs veut prouver qu’aux États-Unis aussi, la créativité est au rendez-vous. Elle propose au conservateur l’idée suivante : organiser un gigantesque défilé au château de Versailles pendant lequel les stars de la mode américaine et française s’affronteront. L’événement prendrait la forme d’une charity à l’anglo-saxonne pour récolter des fonds pour entretenir les lieux. La proposition est acceptée, une date est fixée : ce sera le 28 novembre 1973.

Chaque pays sélectionne cinq créateurs et créatrices qui seront chargés de les représenter. Côté Français : Yves Saint Laurent, Hubert de Givenchy, Emanuel Ungaro, Pierre Cardin et Marc Bohan, directeur artistique de Christian Dior. Côté Américain : Oscar de la Renta, Bill Blass, Anne Klein, Stephen Burrows et Halston. Pour les Français, le combat est gagné d’avance. Après tout, la France est le pays de la Haute Couture. Or, ils oublient que les États-Unis sont à l’origine du prêt-à-porter et que dans cette discipline, ils s’illustrent aussi bien si ce n’est mieux qu’eux. Ces derniers arrivent sur place avec 36 mannequins, dont une dizaine d’entre eux sont noirs. Une petite révolution dans le très blanc milieu de la mode parisien. Sur place, la situation laisse à désirer. Pas de chauffage, pénurie de papier toilette et manque de nourritures sont à signaler. Selon les dires de l’équipe américaine, les Français sont privilégiés lors des répétitions, forçant ces derniers à s’entraîner la nuit.

La Bataille de Versailles : la nuit où les créateurs américains et français se sont affrontés

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Une soirée historique

Ce jour-là, plus de 700 invités prestigieux investissent l’ancien palais. Parmi eux, la princesse Grace Kelly, l’actrice Elizabeth Taylor et le peintre Andy Warhol. C’est dans l’Opéra royal du château que prend place le concours. Les Français lancent l’événement en jouant sur l’univers des contes de fées, mis en avant pas de somptueux décors : une citrouille pour Dior, une fusée pour Carin et un rhinocéros pour Ungaro. Tout est très formel, calculé au millimètre près. Sur scène, Joséphine Baker fait le show en combinaison chair brodée de cristaux scintillants. La promesse fait rêver, mais la performance des cinq créateurs laisse les invités de marbre : avec ses longueurs et sa sophistication poussée à l’extrême, elle propose une vision de la mode très vieux jeux. Une proposition contrastant avec les trente minutes de fête proposées par l’équipe américaine en seconde partie de soirée. Loin de la rigidité de la première partie, les mannequins dansent, laissant apercevoir les pièces en mouvement. Les vêtements sont aériens, en passe avec les aspirations de liberté et de légèreté de l’époque. Anne Klein, que les Français méprise pour ses lignes imaginées pour la femme active, séduit avec une collection ethnique et sexy inspirée de l’Afrique. Stephen Burrows ose les couleurs vives et le moulant, Oscar de la Renta fait défiler sur des morceaux de Barry White et Halston dévoile des robes sensuelles, dévoilant un sein ou une poitrine cachée par un simple éventail. Liza Minelli, tout juste oscarisée pour son rôle dans « Cabaret », clôt la séquence à coup de pas de danse endiablés, pirouettes et d’une énergie communicative qui fera lever l’audience, sous le charme. Le faste français est oublié, éclipsé par la bonne humeur américaine.

Ce soir-là, le cours de l’histoire de la mode change à tout jamais. Après avoir prouvé qu’ils pouvaient s’attaquer aux plus illustres des couturiers français, les créateurs américains sont enfin pris au sérieux. C’est le début de l’internationalisation du secteur, mais aussi la porte ouverte à plus de diversité dans les castings de mannequins. La Haute Couture, considérée jusqu’ici comme l’unique forme de mode crédible, doit désormais faire de la place au prêt-à-porter, qui révolutionnera l’industrie au cours des années 70. Concernant l’aspect financier de l’événement, il permettra de récolter plus de 236 000 euros pour la restauration du château de Versailles.