• 12/07/2022
  • Par binternet
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Un avocat, au nom de la défense, est-il libre de s'exprimer comme il l'entend ?<

C'est la liberté de parole de l'avocat, hors du tribunal, qui est aujourd'hui en jeu devant la Cour européenne des droits de l'homme. Me Pierre-Olivier Sur, le bâtonnier désigné (élu, mais pas encore en poste) de l'ordre des avocats de Paris ne s'y est pas trompé et entend se constituer en tant qu'intervenant volontaire à Strasbourg, « afin de soutenir le plus largement possible la liberté d'expression de l'avocat avec pour seule limite l'outrage personnel ». Le conseil national des barreaux (CNB) et la conférence nationale des bâtonniers, c'est-à-dire l'ensemble de la profession, ont fait la même démarche.

L'affaire est née dans Le Monde du 7 septembre 2000. Me Olivier Morice, l'avocat d'Elisabeth Borrel, veuve d'un magistrat retrouvé mort en 1995 près de Djibouti dans des conditions très suspectes, était en guerre ouverte contre les deux juges d'instruction parisiens qui estimaient, eux, que son mari s'était suicidé. Le quotidien indiquait que Me Morice avait « vivement » mis en cause l'une des juges auprès de la garde des sceaux, en l'accusant d'avoir « un comportement parfaitement contraire aux principes d'impartialité et de loyauté ». La juge n'avait pas transmis à son successeur la vidéo de la reconstitution, qu'elle avait finalement retrouvée accompagnée d'un petit mot sympathique du procureur de Djibouti : « J'ai pu constater à nouveau combien madame Borrel et ses avocats sont décidés à continuer leur entreprise de manipulation, écrivait le procureur (…), je t'embrasse ». Me Morice, en soulignant « la connivence » du procureur de Djibouti avec les magistrats français avait plutôt l'impression d'être resté mesuré.

Les deux juges d'instruction, Marie-Paule Moracchini et Roger Le Loire, ont porté plainte ; Me Morice et Le Monde, en dépit de la présentation des pièces qui prouvaient les dires de l'avocat, ont perdu en première instance, en appel, puis en cassation en 2009. Après neuf années de procédure, Le Monde, de guerre lasse, a abandonné le combat ; Me Morice au contraire, a saisi la Cour européenne des droits de l'homme. La France a bien été condamnée le 11 juillet 2013, mais l'avocat n'a obtenu qu'à demi satisfaction.

Un avocat, au nom de la défense, est-il libre de s'exprimer comme il l'entend ?

« LES STIGMATES D'UNE JURISPRUDENCE INCERTAINE »

La Cour, sur le respect de l'article 6 § 1 de la Convention européenne (droit au procès équitable), lui a donné raison : l'un des juges de la Cour de cassation qui avait examiné le pourvoi avait publiquement exprimé son soutien à la juge Moracchini, lors d'une assemblée générale du tribunal de Paris. La Cour de Strasbourg a suivi l'avocat et conclu, à l'unanimité, que « l'impartialité de la Cour de cassation pouvait susciter des doutes sérieux » et que les craintes de Me Morice pouvaient passer pour objectivement justifiées.

En revanche, sur le fond du problème – un avocat, au nom de la défense, est-il libre de s'exprimer comme il l'entend ? –, la Cour a estimé (par six voix contre une) qu'il n'y avait pas de violation de l'article 10 sur la liberté d'expression. Elle a estimé que les juges français n'avaient pas tort de considérer les propos de Me Morice dans Le Monde comme « graves et injurieux pour la juge mise en cause », et « qu'ils étaient susceptibles de saper inutilement la confiance du public à l'égard de l'institution judiciaire ».

Cet aspect avait été diversement commenté, et pas seulement par Me Morice. La lecture de la Cour européenne porte « les stigmates d'une jurisprudence incertaine », indiquait Nicolas Hervieu, l'un des meilleurs connaisseurs de la Cour de Strasbourg, dans la Revue des droits de l'homme. Pour le juriste et au terme d'une longue démonstration, la Cour « peine à faire apparaître dans son raisonnement des lignes directrices univoques et limpides quant au droit pour l'avocat d'user de l'arme médiatique. Or, pour reprendre les standards européens eux-mêmes, toute incertitude sur les limites de la liberté d'expression est à proscrire ».

Le raisonnement a semble-t-il été suivi jusqu'à Strasbourg. Me Morice, qui ne se résigne, on l'aura compris, pas facilement, a demandé le renvoi de l'affaire devant la Grande chambre, la formation la plus large de la Cour européenne, composée de 17 membres. Le collège de juges européens qui décide souverainement (et parcimonieusement) du renvoi devant la Grande chambre fait droit à sa demande le 9 décembre – et rejeté les 20 autres requêtes similaires. La date du nouvel examen n'a pas été annoncée.

« Le combat n'est pas gagné, et ce n'est pas un enjeu personnel, a indiqué Me Morice, mais c'est un combat pour la profession, pour la liberté d'expression de l'avocat, c'est à ce titre que la Cour va réexaminer nos arguments. J'ai entendu montrer le fonctionnement défectueux de la justice, sans attaque personnelle contre des magistrats, et c'est un combat qu'il faudra mener jusqu'au bout. »

"Le Monde"

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