• 10/06/2022
  • Par binternet
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Haute couture : le sens de l’extravagance<

Jamais les collections haute couture, qui défilaient à Paris du 21 au 24 janvier, n’ont été aussi extravagantes, foisonnantes d’idées et d’énergie. De quoi rendre lumineux même le plus gris des mois de janvier.

Le monde d’Iris van Herpen reste un ovni fabuleux dans la discipline. Chez elle, la science et l’art coopèrent pour inventer de nouvelles formes. Une cartographie du ciel du XVIIe siècle et les photographies de l’Américain Kim Keever (un ancien ingénieur de la NASA qui immortalise la « danse » de peintures de couleurs dans un aquarium) servent cette saison de point de départ à ses créations oniriques. La créatrice s’interroge ici sur l’évolution des formes idéales du corps féminin. L’organza plissé à la main et les feuilletés de soies découpées au laser transforment les mannequins en mutantes fantastiques. Des bijoux imprimés en 3D (une collaboration avec l’université de technologie de Delft) dessinent des sillons sur des visages marmoréens. Une installation lumineuse de l’artiste Nick Verstand transforme le décor de la salle en une voûte céleste, où les mannequins semblent se dématérialiser pour rejoindre une autre galaxie.

Chez Christian Dior, la directrice artistique Maria Grazia Chiuri a planté un chapiteau dans les jardins du musée Rodin. Mode et cirque forment à ses yeux un duo idéal. « Les fashion weeks se déplacent de ville en ville comme les cirques, explique-t-elle. Un défilé est une autre façon de monter la tente pour le spectacle. » Pour sa parade, elle s’inspire des classiques du genre : des peintures de Toulouse-Lautrec ou Bernard Buffet, les rideaux peints par Picasso pour Parade (1917), commandé par les ballets russes de Serge de Diaghilev, les images de l’artiste Cindy Sherman grimée en clown, le cinéma de Fellini…

Le thème du cirque a déjà produit d’inoubliables collections de mode comme celle d’Elsa Schiaparelli en 1938 à Paris, ou celle de John Galliano pour la haute couture Dior automne-hiver 2007. Dans la version volontairement littérale de Maria Grazia Chiuri, la troupe londonienne d’acrobates Mimbre ouvre le bal. Sur la piste, arrivent bientôt des filles en costumes de « Monsieur Loyal » à brandebourgs, en minirobes chapiteau rebrodées de rayures rubans. Les longs jupons de georgette de soie incrustés de motifs arlequin lamés croisent des combinaisons-shorts habillées de cristaux pastel. La nostalgie l’emporte sur la flamboyance. « Une robe haute couture s’entretient au fil des années, elle porte en elle la beauté du temps qui passe, affirme Maria Grazia Chiuri. Les pièces de la collection ont souvent un côté “pas fini” ou “usé par le temps” qui traduit ce sentiment. »

Labyrinthe de buis et semis de cristaux Swarovski sur un sol gris minéral : le jardin qui sert de décor à Giambattista Valli est comme la collection, mi-féérique mi-vénéneuse. Dans ce dédale se promènent des jeunes filles en grandes tenues du soir : minirobes aux volumes soufflés décorés d’un nœud ou entièrement rebrodées de motifs floraux, traînes parées de plumes d’autruche comme éclairées par une lumière lunaire… Les jupes courtes à l’avant et infiniment longues dans le dos sont emportées dans un geste dramatique ; plus loin, un plumetis doré sème une pluie d’étoiles sur une robe de tulle noir ; des portraits flamands déploient leurs effets gothiques dans de grands volumes de soie. Vers quel bal étrange se dirigent ses beautés presque ésotériques ?

Alors que la neige nimbe Paris de blanc, Karl Lagerfeld a reconstitué dans le Grand Palais une villa méditerranéenne : des murs ocre, un escalier majestueux, des bosquets et une piscine… C’est de goût français qu’il est question chez Chanel, d’un « luxe avant le luxe » symbolisé ici par les marchands-merciers du XVIIIe siècle – la période préférée du couturier. Cette corporation servait alors d’intermédiaire entre des artistes et artisans du monde entier et une haute aristocratie éprise de mode, si possible extraordinaire.

Haute couture : le sens de l’extravagance

Tailleurs aux vestes extra-longues qui étirent la silhouette, tailles faussement corsetées, cols et jupes aux replis d’origami gracieux, robes aux volumes abstraits rebrodés de parterres de fleurs qui imitent la porcelaine de Vincennes ou habillés de dentelles repeintes à la main : ces Pompadour 2019 ont emprunté un peu de la flamboyance des années 1980 pour pimenter une romance Rococo pleine de finesse. La mariée en maillot de bain, une pièce rebrodée de cristaux argent porté avec un bonnet assorti, affiche une excentricité décomplexée mais jamais prétentieuse. « Luxe, calme et sérénité », résumait la veille le couturier. Une réussite presque éclipsée par l’absence de Karl Lagerfeld à la fin du show, qui a relancé les rumeurs sur sa santé. Dans un communiqué envoyé par la maison, il s’est simplement déclaré fatigué et a laissé le soin à sa directrice de studio, Virginie Viard, de venir saluer à la fin du défilé.

De longues jupes plissées chez Alexandre Vauthier ? C’est nouveau chez ce créateur français connu pour son sens du glamour plutôt déshabillé. Héritier de l’école Jean Paul Gaultier et Thierry Mugler, deux maîtres de l’architecture vestimentaire, il met à profit son sens de la coupe. Ses pièces tailleurs portées avec des blouses aux grandes manches flottantes ont autant d’allure que ses minirobes aux volumes soufflés, ses volants ailerons qui exagèrent les épaules. Moins de chair, plus de chic et toujours autant de sex-appeal assumé : pari réussi.

Sur le parquet blond de l’hôtel particulier d’Evreux, un chemin de laque noire guide les mannequins du show Armani Privé à travers un dédale de salons. En 86 looks, le créateur italien donne son interprétation, en bleu, rouge, blanc et noir, d’une esthétique Art Déco nourrie d’emprunts à l’art asiatique. Broderies de paillettes plates, microchapeau conique ou perruques de perles : tout brille d’un éclat de laque précieux. « Laque » est aussi le nom du prochain parfum Armani, attendu pour juin.

L’architecture années 1930 du Musée d’art moderne accueille la singulière et fascinante collection de haute couture de Clare Waight Keller pour Givenchy. Il y a de la puissance et de la poésie dans ses créations : smoking drapé ou guipure délicate portés sur du latex luisant, robe-cape en dentelle laquée, ourlets où perlent des gouttes bijoux, diadème de perles et coulée de broderies argent qui éclaire une soie ajourée… « L’architecture est très importante pour la couture, estime la créatrice. C’est à partir de cela que je bâtis tout le reste. »

Pour Atelier, la ligne couture de Maison Margiela, John Galliano s’est penché sur le thème de la décadence. La folie des réseaux sociaux génère une sur-stimulation, un trop plein d’images et le monde moderne est prêt à imploser. Galliano donne à ce chaos une forme originale. Ses silhouettes déconstruites semblent toujours au bord de l’effondrement, des motifs de tags saturés, de couleurs, font écho au décor « hystérique » des murs. Garçons et filles partagent la même frénésie vestimentaire. Les hybrides de camisoles de force et combinaisons pantalons évoquent un accès de folie imminent.

Les hauts plafonds et les tapisseries bleutées de l’ambassade des Pays-Bas vont bien avec le glamour de Ronald van der Kemp. A partir de matériaux recyclés, le créateur construit un vestiaire de divas qui hésitent entre les années 1960 et 1980. Tailleur en soie plissée argent, longue robe turquoise à manches de mohair ou en mousseline à fleurs… On imagine très bien Elizabeth Taylor en train de préparer des cocktails pour Richard Burton dans le jardin d’une villa amalfitaine.

Jean Paul Gaultier a choisi de décliner le thème marin. La marinière iconique de la maison se porte avec des tailleurs joliment déstructurés tandis que les robes cages flottantes en tulle et organza transforment les mannequins en créatures aquatiques extraordinaires. Elles peuvent virer à la méchante version Disney, puis une inspiration japoniste se mêle à l’affaire, pas forcément à bon escient. Mais chez Gaultier, la joyeuse flamboyance fait pardonner certains « péchés ».

Pour Valentino, Pierpaolo Piccioli a « voulu repenser l’iconographie de la haute couture classique avec et pour des femmes noires. Pour moi, c’est juste une façon de célébrer la beauté ». Les grandes mousselines imprimées magnolia ou pivoine sont rebrodées de dentelles ton sur ton, une sculpturale robe bustier jaune bouton d’or et fermée d’un maxinœud croise une spectaculaire silhouette en taffetas rouge et plumes. C’est dramatique et luxuriant. Les mannequins noires (dont la reine Naomi Campbell) dominent un casting où chaque fille est une beauté singulière. Pour le final, elles se regroupent pour une photo qui reprend le célèbre cliché des modèles couture de Charles James pris par Cecil Beaton en 1948.

Après seize ans d’absence, Balmain revient dans le calendrier de la haute couture. L’évolution est naturelle pour Olivier Rousteing dont les collections prêt-à-porter ont toujours flirté avec un esprit couture flamboyant. Dans la nouvelle boutique de la rue Saint-Honoré, cette entrée en matière est spectaculaire. Esprit grunge et teintes pastel, tweed mêlé de denim, tulle et chaînes, perles fétiches de la maison transformées en broderies-bulles ou en jupe boule sculptée dans des ateliers d’orfèvre parisien : Olivier Rousteing compose une féerie futuriste singulière. Pour sa première collection couture, le créateur s’appuie sur les archives de Monsieur Balmain. A l’avenir, il devrait laisser s’exprimer davantage son propre sens de l’extravagance.

Carine Bizet

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