• 09/06/2022
  • Par binternet
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David Bowie : les avatars d’un transformiste<

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Un caméléon. Ce fut le cliché récurrent qui accompagna la carrière de David Bowie. Ses laudateurs louaient une rock star qui savait se réinventer en permanence, à la manière de Bob Dylan, auquel Bowie rendit hommage dès l’album Hunky Dory (1971) ; ses détracteurs, infiniment moins nombreux, critiquaient pour leur part un opportuniste.

Comme toute « personne profondément superficielle », selon l’expression d’Andy Warhol, ce dandy soignait autant le son que l’image, sa garde-robe que ses chansons. Il suffit de réécouter sa déroutante discographie pour s’en convaincre, constat qu’on ne peut établir pour ses innombrables héritiers – qui vont, dans le pire des cas, des nouveaux romantiques des années 1980 à Lady Gaga en passant, fatalement, par Madonna.

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Néowagnérien dans son approche, Bowie fut le démiurge d’un art total, fusionnant rock’n’roll, cabaret, théâtre, mode et design. Et celui qui a su le plus magistralement, dans le monde de la pop, donner à ses recherches musicales une forme visuelle : chacune de ses métamorphoses illustra une mutation musicale. Illustration en cinq étapes.

Post-hippie

Enfant du rock, David Robert Jones se distingue de ses contemporains en s’essayant au piano et au saxophone, avant de brancher une guitare électrique. David Bowie, le pseudonyme qu’il choisit en 1965, ne sera jamais un rocker conventionnel, plutôt un metteur en sons et un manipulateur d’images. Passionné par la science-fiction, le banlieusard londonien devient visible à l’été 1969 avec la chanson Space Oddity, une folk song symphonique inspirée par 2001 : l’odyssée de l’espace, de Stanley Kubrick. Elle introduit l’un des premiers avatars du chanteur, Major Tom. A l’époque, déjà, Bowie ne sait pas vraiment qui il est. Une indécision constante dont il fera une force. Sa musique est encore dominée par la guitare acoustique, un harmonica ou une flûte pastorale, et des relents de psychédélisme.

Mais c’est surtout son accoutrement qui attire l’attention. Apparu pour la première fois à la télévision en 1964 en tant que président de la Société pour la prévention de la cruauté envers les hommes à cheveux longs, le jeune homme affiche son androgynie en portant une robe et un béret sur ses frisettes, s’attirant des sarcasmes homophobes. Il faudra attendre son troisième album, The Man Who Sold the World (1970), pour que Bowie fasse vraiment entendre sa modernité. Sombre, proche du hard-rock de Black Sabbath, l’objet est considéré aujourd’hui comme précurseur du gothique et du grunge.

Alien du glam rock

David Bowie : les avatars d’un transformiste

En janvier 1972, Bowie fait scandale en annonçant sa bisexualité. Il porte cette fois le cheveu court, teint et en brosse – alors que les longues chevelures sont devenues synonymes de virilité –, une combinaison moulante et des « platform boots ». Punk avant l’heure, il solde les années hippies et durcit le son avec l’aide du guitariste Mick Ronson. En concurrence avec Marc Bolan, l’homme derrière T. Rex, pour le trône de roi du glam rock, il laisse triompher son double, Ziggy Stardust, un alien qu’il va aussitôt « suicider » artistiquement sur scène, après l’avoir flanqué d’un frère maléfique Aladdin Sane («  a lad insane », « un type fou »). C’est encore à Kubrick, cette fois celui d’Orange mécanique, qu’il emprunte l’imagerie de Ziggy Stardust et de ses Spiders from Mars. Plus original est le japonisme des créations extravagantes du styliste Kansai Yamamoto et de la gestuelle scénique importée du théâtre kabuki. Devenu souverain d’une Grande-Bretagne orpheline des Beatles, Bowie doit désormais conquérir l’Amérique, où il émigre.

Thin White Duke

La fascination pour l’Allemagne et le totalitarisme émerge lors de la tournée qui suit l’album orwellien Diamond Dogs (1974), avec une scénographie inspirée par Metropolis, le film de Fritz Lang. Rocker anglais pur malt, Ronson est remplacé par le Portoricain Carlos Alomar, qui tire le son vers le funk. Après avoir brouillé les barrières entre les sexes, Bowie tente de dynamiter les frontières musicales entre les genres. En découle une « plastic soul » froide et désincarnée.

A Philadelphie, il enregistre l’album Young Americans et adopte le disco avant tous les autres. Après les excentricités glam, Bowie opte pour le chic vestimentaire, symbolisé par l’avènement du Thin White Duke sur l’album Station to Station (1976) : un personnage idéologiquement douteux, d’une blondeur et d’une pâleur aryennes, cocaïné à outrance et évoluant sous des néons blafards rappelant les mises en scène de Leni Riefenstahl sous le régime nazi. Sa musique, elle, atteint des sommets d’inventivité. Avec Low, premier volet de la trilogie berlinoise, elle invente pratiquement la new wave, à grand renfort de synthétiseurs, alors que l’explosion punk ne s’est pas encore produite. La méthode de composition est révolutionnée par l’approche aléatoire du musicien minimaliste Brian Eno. « Une nouvelle école de la prétention », résume Bowie, qui ne manquait pas d’autodérision.

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Vidéo star

Homme d’images, Bowie ne pouvait rater la révolution du clip vidéo. En 1980, celui d’Ashes to Ashes met sur orbite l’album un nouveau chef-d’œuvre, Scary Monsters. Mais, comme pour la plupart de ses pairs, les années 1980 vont être cruelles : technologie dominante, inspiration en berne. Avec Let’s Dance (1983), Bowie devient lui aussi un aristocrate du rock pour adultes, frayant avec Queen (le hit Under Pressure) et Tina Turner.

Postmoderne

Après avoir tenté sans succès de se fondre dans l’anonymat d’un groupe, Tin Machine, Bowie prend un virage électro avec Black Tie White Noise, en 1993, puis se spécialise dans l’industriel (Outside, en 1995, en partant en tournée avec Nine Inch Nails) et la jungle avec Earthling (1997). Jeuniste ? Non, il est plus simplement toujours dans le coup. Au moment où le Royaume-Uni croit à nouveau dominer le monde avec la house et la britpop d’Oasis et de Blur, il se drape dans un manteau aux couleurs de l’Union Jack, conçu par Alexander McQueen.

A défaut de bouleverser la scène musicale, le retour au classicisme qui a prévalu depuis Heathen (2002) indiquait peut-être que David est simplement redevenu Bowie. Jusqu’à cet ultime Blackstar, sorti le 8 janvier, enregistré avec des musiciens de l’avant-garde du jazz. Le musicien s’était offert un dernier miracle : surprendre encore ses fans le jour de ses 69  ans.

Bruno Lesprit

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