• 17/04/2022
  • Par binternet
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En « Océanographes », Louise Hémon et Émilie Rousset restent à la surface<

© Ph.Lebruman

À son retour de six mois passés à bord d’un chalutier, de juillet à décembre 1952, Anita Conti déjà alors surnommée la « Dame de la mer », ramène un témoignage unique sur la vie de la mer : des textes, qu’elle rassemble et publie sous le titre de Racleurs d’océans, son premier livre, mais aussi des images. Partie avec une caméra, elle filme les soixante hommes à bord dans toutes leurs activités : dans la pêche bien sûr, dans le dépeçage de leurs petites et très grandes proies – certains estomacs coulent tels des volcans en éruption –, et dans des occupations dont la banalité est complètement transcendée par le cadre où elles se déroulent. Une simple coupe de cheveux est ainsi une aventure où le comique le dispute à l’épique. Entre deux scènes quotidiennes, les marins apparaissent aussi masqués d’une étrange manière. Ils se livrent à une cérémonie qu’expliquent Louise Hémon et Émilie Rousset dans le dossier de leur spectacle Les Océanographes : ce film intitulé de la même manière que le livre cité plus tôt, disent-elles, « montre des images de marins déguisés en dieu Neptune et en pingouins ». C’est un « baptême de Neptune, une fête exutoire codifiée et carnavalesque ».

Cette part très théâtrale du film d’Anita Conti, que celle-ci n’a jamais eu le temps de travailler au montage – elle le présentait lors de conférences, comme appui à son témoignage oral –, contribue sans doute à l’intérêt qu’il suscite chez Louise Hémon et Émilie Rousset. Elle est loin de l’expliquer entièrement. C’est en travaillant sur leur film Rituel 3 : Le baptême de la mer (2016), partie d’une série de courts films documentaires et de performances sur les rites de notre société qu’elles réalisent ensemble depuis 2015, que la réalisatrice et la metteure en scène découvrent l’archive : elles y voient la trace d’une femme exceptionnelle dont la pensée et le travail ont été en grande partie invisibilisés. Cette Anita Conti que l’on ne voit jamais dans le film Racleurs d’océans, que l’on n’entend pas, mais que l’on devine être pour beaucoup ans la nature des images, dans leur force et leur effet de vérité.

Hors du cadre des Rituels, Les Océanographes témoigne de la fascination exercée par la pionnière de l’océanographie et de l’écologie maritime sur les deux artistes. Une fascination qui se révèle paralysante. Au milieu de piles de feuilles de papiers qui s’envolent en des sortes de bans minimalistes, tout blancs – la scénographie est de Nadia Lauro – la comédienne Saadia Bentaïeb exprime d’emblée la difficulté des deux autrices et metteures en scène de la pièce à surmonter leurs archives, à se composer à partir d’elles un langage personnel. À sa manière de porter des bribes du livre Racleurs d’océans, entre l’incarnation et le simple partage d’une parole, Saadia Bentaïeb annonce l’échec de Louise Hémon et Émilie Rousset à mêler théâtre et cinéma documentaire pour dire quelque chose du monde d’aujourd’hui. Elle dit aussi leur difficulté à questionner, comme elles le font d’habitude, les deux modes d’expression qu’elles aiment à faire dialoguer, à entremêler.

En « Océanographes », Louise Hémon et Émilie Rousset restent à la surface

Aussi riches sur le plan scientifique qu’intime – son humour et sa façon de manier les mots attestent d’une personnalité hors du commun –, les mots d’Anita Conti exercent sur le plateau une emprise étouffante plutôt qu’un élan créateur. Le son tout en distorsion de l’onde Marthenot joué en direct par Julie Normal, l’une des rares musiciennes au monde à maîtriser cet instrument –, ne suffit pas à créer une densité équivalente à celle que l’on ressent à la lecture du texte ou au visionnage du film d’Anita Conti. Lequel est d’ailleurs projeté en plein milieu du spectacle, après la performance de Saadia Bentaïeb et avant celle d’Antonia Buresi qui prend son relai pour donner à entendre la parole d’une océanographe contemporaine, construite à partir de rencontres avec des scientifiques d’aujourd’hui. La présence au sein de la pièce de la quasi-totalité du film apparaît comme un aveu d’échec.

Faute d’avoir trouvé comment transformer, comment s’approprier les matériaux qui les ont passionnées, Louise Hémon et Émilie Rousset se contentent de les donner à voir d’une manière brute. Leurs Océanographes naviguent donc entre le portrait d’une femme du passé et le spectacle militant. Dans la deuxième partie du spectacle, on retrouve en effet les mêmes alertes d’une catastrophe écologique en cours, les mêmes combats. Car en plus d’étudier les hommes et les animaux de la mer, Anita Conti fut l’une des premières à travailler à la conception d’un chalutier écologique. Ce que continuent de faire des femmes et des hommes d’aujourd’hui, avec des technologies d’aujourd’hui. Raison de plus pour nous faire regretter de ne jamais embarquer dans le voyage proposé par ces Océanographes.

Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr