• 09/03/2022
  • Par binternet
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Asia Argento : "On avait peur de moi, donc on ne voyait pas à quel point j’étais blessée"<

Paris Match. Harvey Weinstein est le fil conducteur de votre livre. Après vous avoir violée deux fois, il débarque à votre anniversaire et vient sans invitation à vos avant-premières… Pourquoi vous a-t-il suivie pendant toutes ces années ?Asia Argento. J’ai pensé qu’il était amoureux de moi, mais non. Il est juste malade. C’est un serial prédateur. C’est son mode opératoire. Il veut dominer la victime, lui voler quelque chose de précieux et d’intime. Il a besoin de se sentir puissant. D’ailleurs, on le dit moins, mais il était tout aussi horrible avec les réalisateurs. Il était omniprésent, refaisait le montage des films, volait la créativité des autres. Les gens en avaient peur. C’est un ogre, comme ceux des contes de fées.

Au Festival de Cannes 2018, quand vous montez sur scène pour prononcer un discours contre lui, vous écrivez que les femmes vous foudroient du regard…Sur le moment, je me suis demandé pourquoi je faisais ça. Je suis trop instinctive. Il était en liberté, j’avais l’impression que le fait que toutes ces femmes aient parlé n’avait servi à rien. Après mon petit discours, je suis devenue l’indésirable. Je l’étais déjà, mais ça a empiré. Malheureusement, il n’y a pas vraiment de complicité féminine dans le métier. Trop de jalousies…

L’Italie ne vous a pas fait de cadeau quand vous avez dénoncé Weinstein. Avez-vous regretté d’avoir parlé ?Oui et non. Quand je faisais la une tous les jours, ce n’était pas facile. À la télé, ils tenaient une tribune avec, d’un côté, ceux qui étaient pour moi et, de l’autre, ceux qui étaient contre. C’était surréaliste. Mais je sais que ça a aidé des femmes, donc je ne le regrette pas. Sans le coup de fil de Ronan Farrow, le journaliste du “New Yorker” qui enquêtait sur Weinstein, je ne l’aurais pas dénoncé… J’aurais eu du mal à me regarder dans un miroir en sachant qu’il faisait la même chose à d’autres. Je ne l’ai pas fait pour moi, j’étais la plus simple à détruire. Pour les gens, j’étais une pute… et on ne viole pas une pute, n’est-ce pas ? Ce n’était pas une victoire de parler. La seule victoire, c’est qu’il soit en prison. Maintenant, le souci, c’est la déviation du mouvement #MeToo.

Vous parlez des excès ?Disons plutôt le faux puritanisme qu’il a engendré. On ne peut plus tourner une scène de sexe à Hollywood sans la présence d’un spécialiste qui surveille que tout soit en ordre ! Je ne pensais pas que cela deviendrait si américain. Les gens ont même peur de flirter ! J’adore le flirt, je suis un flirt ! Catherine Deneuve dit que la limite est mince entre séduction et viol. Pour moi, elle est très claire !

Avant que vous alliez rejoindre Weinstein, le soir où il vous a violé une première fois, Leos Carax vous dit : “Va vendre ton âme au diable !”Il avait raison. Je voulais jouer dans des films hollywoodiens, connaître des stars. J’avais 21 ans, je ne savais pas. Si j’étais restée avec lui cette nuit-là…

Asia Argento :

Les réalisateurs qui vous ont fait tourner semblent tous tyranniques…J’ai eu des rôles durs et, parfois, il faut plonger dans le cauchemar pour obtenir la vérité. Travailler avec Nanni Moretti a été un enfer. Je l’excuse parce que c’était nécessaire. J’ai utilisé cette méthode en tant que réalisatrice. Et je n’en suis pas fière… Mais c’est mon boulot et c’est mieux que d’aller à la banque tous les jours. J’ai choisi de raconter les travers du milieu, pas pour les dénoncer mais pour permettre aux gens de comprendre l’image que j’ai donnée de moi.

La fameuse “Dark Lady” ?Les Italiens m’ont créé cette étiquette et elle m’a, un temps, bien servie. On avait peur de moi, donc on ne voyait pas à quel point j’étais blessée. Je pensais que c’est ce qu’ils attendaient de moi, que je morde. Au final, ça m’a coûté cher. À force de multiplier ces personnages de dingue, de prostituée, je ne savais plus qui j’étais : la femme indestructible ou la gamine fragile laissée à la rue.

Vos récompenses vous servent de cale-portes. Pourquoi rejetez-vous le cérémonial qui entoure votre profession ?Seul le travail compte. C’est ce qui m’a sauvé la vie quand j’étais si seule. Les récompenses, les critiques peuvent rendre dingue. Mon père s’en fiche aussi. Quand j’ai eu mon premier Volpi [César italien], il a ri : “On s’en fout.” Tout est éphémère dans ce métier.

C’est pour ça que vous assumez le côté alimentaire de votre job ?J’ai tourné dans beaucoup de films embarrassants auxquels personne ne croyait, pas même le réalisateur ! Tout le monde était là pour l’argent. C’est important de casser ce mythe de l’acteur qui fait ça juste pour l’amour de l’art. C’est un travail avant tout. Il fallait bien nourrir mes deux enfants. Regardez ma filmographie : avant de réaliser un film, je savais que j’allais devoir m’arrêter pendant deux ans ; donc j’enchaînais les navets !

Vous dites que c’est pour plaire à votre père que vous avez fait des films…Mes rapports avec lui ont longtemps été fondés sur le cinéma. C’est toujours le cas, sauf que, maintenant, on se raconte aussi nos vies. C’est un mentor. Quand je suis tombée enceinte, il y a eu une rupture entre nous. J’avais 25 ans, il pensait que je ne serais pas capable d’être maman et de mener une carrière. Et quand mon second est arrivé, j’ai préféré me concentrer sur mon rôle de mère. Mes parents n’ont pas pris la même décision, leurs trois enfants ont été laissés à des nounous.

Nounous avec lesquelles vous fumiez des joints…J’ai eu une vie particulière, pas aussi glamour que ce qu’on pourrait imaginer ! Mais elle me convenait, je n’ai jamais envié celle des autres. Même si je me suis toujours sentie différente. On se fait une fausse idée de la vie des artistes. J’ai démonté les préjugés autour de ma famille…

Vous commencez avec les violences de votre mère, Daria Nicolodi, et vous finissez sur sa disparition. Pourquoi ouvrir et fermer le livre avec elle ?La mère, c’est l’origine. Quand elle est tombée malade, j’avais déjà écrit le début. Elle est morte quand j’avais presque terminé. Mais je l’aurais publié quoi qu’il arrive. Il a fallu que j’aille au-delà de la souffrance, transformer le poison en antidote.

Comment ont réagi vos proches à la lecture ?Ils ne l’ont pas lu. Je les ai prévenus et ils n’avaient pas envie de revivre ça, surtout la mort de ma sœur.

Êtes-vous une survivante ?J’aime ce mot. Plus que celui de “victime”. Personne ne m’a jamais protégée, donc je me suis protégée seule. Une partie de moi a toujours voulu me faire du mal tandis que l’autre m’a tirée vers le haut.

D’où votre addiction aux drogues, à l’alcool ?C’est mon côté autodestructeur, ça m’a permis d’oublier la souffrance… jusqu’à ce que ça ne marche plus. J’ai beaucoup joué avec la mort. Je n’avais peut-être pas envie de vivre, mais pas envie de mourir non plus. Depuis quelques années, j’ai tout arrêté. Je n’ai jamais su boire comme les autres. Un verre, c’est trop, et quarante, pas assez !

Vous avez enchaîné les relations toxiques…J’ai fait confiance trop facilement. Maintenant, je me méfie. Trop. Toutefois, j’ai appris deux choses de mon expérience : quand tu es dans le négatif, tu l’attires, et tu ne peux pas sauver quelqu’un qui ne veut pas l’être.

Vous faites allusion à votre compagnon Anthony Bourdain [qui s’est suicidé en juin 2018] ?J’ai rêvé de lui il y a un mois, c’était la première fois. Il venait me voir pour m’expliquer pourquoi il avait fait ça. Je ressens toujours une douleur incroyable. Je suis sûre qu’à l’instant où il est sorti de son corps, il s’est dit : “Mais qu’est-ce que j’ai fait ?” J’accepte ce que je ne peux pas changer. La vie, c’est aussi la mort.

Vous revenez sur les accusations de viol à votre encontre proférées par Jimmy Bennett, qui ont mis fin à votre contrat avec l’émission “XFactor”. Estimez-vous avoir subi la condamnation du tribunal médiatique ?Oui, il n’y avait pas de plainte, pas de preuve, juste un article du “New York Times”. Mon ami Marilyn Manson a vécu la même situation. Quand un fan a fait un post désagréable sur les réseaux sociaux, sa maison de disques et son manager l’ont viré. Mais je ne veux pas de mal à Bennett. Il voulait de l’argent. J’ai vu des tas d’enfants-acteurs qui ne sont pas devenus ce qu’on leur avait promis et qui ont pété un câble.

L’affaire Weinstein vous a éloignée des plateaux de cinéma. Est-ce une forme de double peine ?En 2013, j’avais décidé de tout arrêter. Et puis, l’année dernière, j’ai reçu un scénario que j’ai adoré. Celui d’un film français bizarre, de Jérôme Dassier, “Seule”, dont le personnage principal est seul à l’écran la plupart du temps. Je viens de terminer le tournage. En parallèle, je produis le prochain film de mon père et j’écris mon nouveau long-métrage. Ce sera très différent de tout ce que j’ai fait. C’est romantique, ce n’est pas que sombre. Mais je reste moi, ne vous attendez pas non plus à une comédie ! [Elle rit.]

« Anatomie d’un cœur sauvage », d’Asia Argento, éd. Hors Collection, 320 pages, 19,90 euros.

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