• 26/11/2022
  • Par binternet
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Chronique : L'art de poser nu, jusqu'aux vaccins<

La littérature en est pleine. Au cinéma, il y eut, entre autres, Ava Gardner dans La Maja Nue, Gisèle Pascal dans La femme Nue, ou encore, plus récemment, Emmanuelle Béart dans La Belle Noiseuse. Et puis il y a celles de la vraie vie, les grandes Dora Maar et Kiki de Montparnasse,et tous les autres, hommes et femmes, anonymes, oubliés par l’histoire. Des modèles nus. Les premiers du genre remontent à 1648 lorsque l'Académie Royale de Peinture et de Sculpture, ancêtre de la future Académie des Beaux-Arts, se mit à enseigner les concepts de morphologie. C'était un statut déjà précaire et celui-ci ne s'est pas enjolivé au fil du temps.Aujourd’hui, les modèles vivants bataillent toujours pour obtenir un statut social décent, détail que l’administration s’obstine à leur refuser sous prétexte qu’il ne s’agit pas d’un métier mais d’un petit job. Nuance et fusain. Avec quelques 75.000 modèles d’art recensés en France dont 400 en exercice à Paris, leurs manifs régulières, même dans le plus simple appareil, n’émeuvent pas grand monde. Avant que la crise sanitaire et les confinements mettent à mal leurs conditions d’exercer et de gagner leur vie, la suppression du cornet les avait mis colère. Le cornet était une tradition bien ancrée dans les us des ateliers publics et privés où, à chaque fin de séance de pose, on ramassait au pif une feuille de dessin jetée au sol, on la roulait en cornet et on le passait d’élève en élève pour récupérer une obole destinée au modèle. Quête et cornet-surprise. Un pourboire, donc. Lequel pouvait rapporter chaque mois entre 200 et 400 euros au dit-modèle. Au nom d’une vieille loi prohibant les pourboires dans la fonction publique, un certain Christophe Girard, alors adjoint à la Culture de Bertrand Delanoë à la Mairie de Paris, s’empara de cet odieux avantage pour le supprimer, arguant de son illégalité dans la fonction publique et par conséquent, dans les ateliers publics. Un comble pour quelqu’un qui fut lui-même modèle vivant lors de sa jeunesse aux Beaux-Arts d’Angers ! Vengeance d’un modèle qui jamais ne ramassa un sou ?

Question cruciale : combien gagne un modèle par séance ? Pas bézef. Entre 10 à 15 euros nets de l’heure dans les ateliers des Beaux-Arts, et à peine plus dans les ateliers et académies privés. Certains pros, réclamés et connus, peuvent empocher jusqu’à 20 000 euros annuels, mais ils sont rares. Ici et là, qualifiés de personnels divers ou techniciens de pose, les modèles vivants ont intérêt à jouir d’une santé de fer. Déjà pour ne pas s’enrhumer à chaque séance ou finir perclus de crampes. Ensuite, il se raconte, mais ce serait erroné, que les temps de déshabillage et du rhabillage ont été zappés. C’est bien connu: les modèles arrivent et repartent nus des séances de pose. C’est à ça qu’on les reconnaît dans la rue. Le reste du temps, coco, tu te poses sur le grille-pain et tu ne bouges plus. Le grille-pain, c’est la sellette sur laquelle le modèle prend la pose durant la séance, selon qu’il s’agisse de dessin, peinture ou sculpture. Pourquoi ce nom? Quand il fait froid, on y colle un radiateur d’appoint. Autant vendre mes cheveux objectera la feignasse frileuse en grignotant un toast…

Chronique : L'art de poser nu, jusqu'aux vaccins

Faire vœu d’immobilité, nu, sans bouger un cil est-il vraiment un métier ? À ceux et celles qui le jugent désuet, louche, propice au voyeurisme, les intéressés rétorquent que le modèle vivant est réclamé par le design, l’animation, les jeux vidéo, l’anamorphisme. Poser nu ne consiste pas/plus à poser comme le penseur de Rodin avec une pomme sur la tête. Quant à toucher le modèle pour en bouger un pied, un doigt ou une mèche de cheveux, c’est impie, verboten ! Idem pour le droit à l’image, la vie privée, la nudité. Nicht Instagram ! À Paris, ça pose nu dans les ateliers les plus réputés. Ainsi ceux de l’Académie de la Grande Chaumière, dans le VIème arrondissement, spécialisés dans le dessin et peinture d’après modèle vivant. Une tradition séculaire vu que la-dite Académie exerce depuis 1904 à cette même adresse de la rue de la Grande Chaumière, numéro 14. Située au carrefour Vavin, en plein cœur du Montparnasse mythifié, cette petite voie est un concentré de l’histoire de l’art parisienne. Ancienne rue Chamon, elle doit son nom au fameux bal-jardin de la Grande-Chaumière qui s'est tenu là de 1788 à 1853 avant d’être supplanté par la Closerie des Lilas. Tout près, en bordure du boulevard du Midi, pas encore Montparnasse, on trouvait également à l'époque un important marché aux modèles. Comme les parages grouillaient de peintres et de sculpteurs, ça fourgonnait dru. Du taf pour tous. L’histoire a retenu que vécurent là Oudinot, Mucha, Gauguin, le photographe Willy Maywald et surtout Amedeo Modigliani, qui logea au numéro 15, dans un atelier rudimentaire où il mourut en 1920, veillé par son modèle, l’artiste Jeanne Hébuterne. Ce studio, situé au 5ème étage, est aujourd’hui une de chambres de l’Hôtel des Académies et des Arts, établissement historique racheté voilà peu par Hubert (le père) et Nicolas Saltiel (le fils), fondateurs du groupe Adresses Hôtels (ex-Monsieur). Conseil à la réservation: télécharger le film Les amants de Montparnasse avec Gérard Philipe et Anouk Aimée dans le rôle de sa muse et modèle, histoire de communier avec les lieux.

L'hôtel abrite abrite une salle de dessin que l'on peut réserver avec prof attitré. En outre, les clients peuvent traverser la rue pour assister à une séance en atelier avec modèle vivant organisée chaque jour par l’Académie de la Grande-Chaumière. Savoir que passa ici le gotha des arts du XXème siècle - Miro, Riopelle, Poliakoff, Balthus, Tamara de Lempicka, Zao Wou-Ki, Bourdelle, Fernand Leger, mais aussi du design (Noguchi, Eileen Gray, Saarinen) et même la créatrice de costumes hollywoodienne Irene Scharaff ! À raison de trois heures (en semaine) et quatre le samedi, chaque séance réunit entre 10 à 45 participants, chacun ayant payé 20 euros. Tous masqués en ces temps coronaviraux sauf le ou la modèle qui prend la pose 45 minutes durant, avec des pauses de 15 minutes. Le ou la modèle peut revenir plusieurs fois par mois. Sinon, ici, la tradition du cornet perdure. Merci pour elle, merci pour lui. Savoir enfin que depuis 1954, l’Académie de la Grande-Chaumière appartient à l’Académie Charpentier, sise rue Jules-Chaplain, à deux coups de crayons de là. Si le bougnat où l’on se gavait dans les années 1980 de pommes sautées et de jambon cru de première bourre a disparu depuis belle lurette, si le marchand de couleur Gategno, fermé en 2017, est remplacé par un atelier d’encadrement, le célèbre marchand de couleurs Sennelier a toujours pinceau sur rue.

Pour finir, cette histoire de poser nu m’a remis en mémoire une des rengaines les plus fameuses de Mistinguett, millésime 1926 : « Il m’a vue nue, toute nuuuuue ». Bien inspiré d’être allé fouiller sur Wikipedia pour en connaître les paroles. Visionnaire la Miss…

« Il m’a vue nue, toute nue.

Sans cache-truc ni soutien-machins.

J’en ai rougi jusqu’aux vaccins ! »

Bonne année, bonne à nu.